” Dans un espace public saturé de technologies, l’attention s’épuise ” Sans cesse distraits par les écrans, sommes-nous encore capables d’une pensée complexe ?

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Dans un livre à paraître, le philosophe américain Matthew Crawford sonne l’alarme

Il est chercheur en philosophie à l’université de Virginie et mécanicien réparateur de motos : un alliage détonnant, gage d’une pensée aussi originale que percutante. Matthew Crawford travaille depuis quelques années sur le concept d'” économie politique de l’attention “. C’est l’objet de son prochain livre (titre de travail : ” L’attention, un problème culturel “), qui sortira aux Etats-Unis à l’été 2014.
Son premier, traduit en français sous le titre Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, 2010), l’avait fait remarquer. Il y convoque Platon, Heidegger, mais aussi ses joints de culasse et autre durites d’huile. Etonnant !
Diplômé de physique, titulaire d’un doctorat en histoire de la pensée politique de l’université de Chicago, il a claqué en 2001 la porte du George C. Marshall Institute, un groupe de réflexion de Washington qui l’avait embauché cinq mois plus tôt comme directeur général. Un travail ” bien payé, mais inutile et déprimant “. Il a alors décidé d’ouvrir, dans sa ville natale de Richmond, en Virginie, un atelier de réparation de motos – activité dans laquelle il affirme avoir trouvé davantage de richesse d’analyse et de réflexion.
Le taylorisme du XXe siècle a introduit ” la divergence entre le penser et le faire “, la distinction entre col blanc et col bleu, intellectuel et manuel. Mais, selon Crawford, une bonne partie des emplois de cols blancs sont désormais privés de leurs aspects cognitifs. Et le travail manuel, si dévalorisé dans l’enseignement comme dans la société, revient comme un leitmotiv dans son prochain ouvrage.

Vous préparez un livre autour du concept de l’économie politique de l’attention. De quoi s’agit-il ?

L’économie politique s’intéresse à la façon dont sont partagées et distribuées certaines ressources. Or, l’attention est une ressource très importante, aussi essentielle que le temps dont dispose chacun. L’attention est un bien, mais celui-ci s’épuise dans un espace public saturé de technologies qui visent à la capter. Dans les aéroports, par exemple, il y a des écrans partout, des publicités attirent votre regard, de la musique sort en permanence des haut-parleurs.

Mais on ne regarde ces écrans que si on le veut bien…

Tout changement dans notre espace visuel nous amène naturellement à tourner la tête et les yeux : c’est un réflexe de prédateur. De nouvelles images apparaissent chaque seconde sur ces écrans de télévision, ce qui nous conduit à les regarder. D’une certaine façon, l’environnement saturé en médias des espaces publics préempte notre sociabilité, puisque nous sommes tous exposés à cette réalité fabriquée. Dans ces conditions, tenir une conversation devient très difficile, et construire un raisonnement complexe encore plus. Des produits de masse qui affluent de toute part orientent le contenu de nos pensées.
Le livre que j’écris est un cri d’alarme contre cette massification de nos esprits. Pour atteindre une certaine originalité intellectuelle, il est indispensable de pousser un raisonnement très loin. Et pour cela, il faut se protéger des stimulations extérieures.
Le problème se complique du fait qu’être soumis à des stimulations fréquentes crée un besoin d’être stimulé. On peut se surprendre soi-même, alors qu’on lit un livre, à s’interrompre pour regarder une vidéo débile sur YouTube. Mais il est essentiel de ne pas être trop soumis à ces sollicitations extérieures. C’est encore plus vrai pour les jeunes enfants, afin que leur personnalité puisse se construire.
Des recherches scientifiques sur la mémoire montrent que, pour fonctionner correctement, elle a besoin de s’extraire momentanément de son environnement. Les animaux ont bien sûr de la mémoire, mais ils ne peuvent la mobiliser que lorsque le milieu où ils se trouvent la sollicite. Les hommes, eux, se construisent leur propre histoire, de manière volontaire. Or, actuellement, la capacité de chacun à atteindre une cohérence individuelle est fragilisée.

Les jeunes des nouvelles générations peuvent simultanément regarder la télévision, jouer sur leur tablette et discuter avec des amis par SMS ou sur Facebook. Ils ne sont pas pour autant handicapées dans la construction de leur personnalité…

C’est vrai qu’ils pratiquent le ” multitâche ” avec aisance. Mais des études montrent que lorsque quelqu’un effectue plus d’une ou deux tâches simultanément, ses performances déclinent de façon significative. Le sentiment de grande compétence que peut donner le ” multitâche ” est largement illusoire.

Comment pouvons-nous développer l’économie politique de l’attention que vous appelez de vos voeux ?

Par une prise de conscience culturelle. Si nous réalisions à quel point notre écologie de l’attention est fragilisée, nous ferions en sorte de préserver un espace où penser, échanger ou dialoguer. Un exemple : quand je vais au restaurant aux Etats-Unis, il y a toujours de la musique crachée par des haut-parleurs. Demander à l’éteindre ou à baisser le volume revient à violer une règle non écrite. Pourtant, quand je parviens à faire couper la musique, personne ne demande à la remettre.

On s’attriste de voir dans le métro toutes ces personnes isolées les unes des autres par leur smartphone et leurs écouteurs. Mais il y a vingt ans, leurs aînés avaient déjà le regard baissé, absorbés par la lecture de livres ou de journaux. Certaines bulles seraient-elles nocives et pas d’autres ?

Avec toutes ces oreilles bouchées, draguer devient difficile… Plus sérieusement, dans nos sociétés urbaines, la préservation d’un espace propre est toujours l’objet d’une négociation délicate, particulièrement au milieu d’une foule comme dans le métro. Les smartphones posent problème par leur omniprésence. Même dans les ascenseurs ! Les échanges sont réduits à néant. Or, un atout des villes est qu’elles offrent de multiples possibilités de rencontres, d’échanges. Le simple regard que quelqu’un porte sur vous est une reconnaissance.

Cette raréfaction de l’attention a-t-elle un impact sur le fonctionnement des entreprises et sur la compétitivité ?

Chaque fois que vous ouvrez un journal ou un magazine, vous trouvez un article sur la complainte de tous ces gens croulant sous les e-mails, sans cesse interrompus dans leur travail. Les dirigeants d’entreprise se plaignent du manque de temps disponible pour analyser les informations. Il y a une sorte de course pour répondre aux e-mails dans un temps donné. L’accélération et l’intensification des stimulations nerveuses ainsi produites affectent la réflexion.

Que faire ?

Nous engager dans des activités qui structurent notre attention. Je pense que les travaux manuels sont un remède. La cuisine, par exemple. Préparer un repas soigné demande une grande concentration. Ce que vous devez faire à chaque étape dépend directement de l’activité elle-même et de la relation avec les objets et les ingrédients. Pratiquer une activité technique qualifiée, telle que faire la cuisine ou jouer d’un instrument de musique, concentre notre énergie. Or nous avons de moins en moins l’occasion de faire appel à nos compétences. Nous avons pris l’habitude de faire faire beaucoup de choses par d’autres : les plats cuisinés, l’entretien de la maison, les menues réparations, etc. Cultiver une activité technique serait un remède face à notre vie mentale fragmentée.
En outre, nous souffrons du déclin des rituels, car suivre une liturgie aide à se structurer. Il serait épuisant que chaque action, dans le cours d’une journée, implique un choix, une réflexion, une délibération.

Comment partagez-vous votre temps entre vos recherches en philosophie et votre garage de motos ?

Quand j’aurai fini mon livre, j’ai prévu de fusionner avec un autre garage afin de développer une activité de personnalisation de motos. Je ferai donc un peu moins de réparation de vieilles motos et plus de travail pour embellir les engins. En particulier les japonaises, dont personne ne veut tellement elles sont laides.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin pour Le Monde daté du 27 Juillet 2013

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