Troublante militante

20130731-121016.jpg

La photographe Bettina Rheims revient sur un autoportrait que la tunisienne Amina Sboui, membre des Femen emprisonnée dans son pays, a diffusé en mars sur les réseaux sociaux

De Bettina Rheims, on connaît en France les portraits de Kate Moss, Sharon Stone, Madonna, Charlotte Rampling, Vanessa Paradis ou Monica Bellucci, icônes des années 1980 et 1990. Moins vues sont ses séries, ” Les espionnes ” ou ” Morceaux choisis “, qui mettent à nu codes et artifices de la société. Son travail le plus récent, les ” Gender studies ” (2012), est une galerie de portraits de jeunes transsexuels, filles ayant décidé de devenir garçons ou inversement. L’expérience sur l’incertitude et le trouble y est à son paroxysme. Une autre sorte de trouble se manifeste dans l’image d’actualité sur laquelle la photographe s’est arrêtée, un autoportrait d’Amina Sboui, la Femen tunisienne emprisonnée dans son pays.
Il s’agit d’une photo très troublante, pleine d’énigmes et de contradictions. Il y a d’abord le visage de la jeune femme, surmaquillée, plutôt jolie. Mais elle fait la gueule. Son regard est dirigé vers la droite, donc notre gauche, vers un triangle noir, une feuille ou un cahier qu’elle tient dans sa main. Si elle lit, ce qu’elle lit ne lui plaît pas. Elle est cadrée au torse, sous le nombril. Des caractères sont tracés au feutre noir sur sa peau. Sa poitrine, nue, est barrée par un rectangle noir, placé à hauteur des seins et qui en cache les extrémités. Elle fume. Son poignet droit est entouré d’une bande blanche. Tout cela sur fond noir.
La fumée de la cigarette dessine des lignes blanches. La seule couleur de l’image, c’est celle de la bouche, du rouge à lèvres très vif. J’ai autrefois photographié une femme algérienne qui s’était réfugiée en France, car elle s’opposait au régime et était recherchée. Je lui avais demandé comment elle imaginait son portrait. Elle avait répondu qu’elle voulait être photographiée en train de se mettre du rouge à lèvres parce que, dans son pays, les femmes n’avaient pas le droit d’en porter et que la première chose qu’elle avait faite, en France, avait été d’en mettre, comme un symbole de la féminité interdite.
Cette image est terriblement intrigante. La jeune femme, Amina, n’a pas 20 ans. Elle est issue d’une famille pieuse, mais son père, après l’avoir dans un premier temps condamnée et désavouée, la défend désormais. Il a renoncé à son métier pour soutenir sa cause. Ceux qui veulent la perdre la disent folle ou excentrique. Et immorale, naturellement, parce qu’elle s’est ralliée au mouvement des Femen et a posé seins nus. Les mots écrits en caractères arabes signifient, si j’en crois la traduction : “Mon corps m’appartient et n’est source d’honneur pour personne.” Je comprends mal la deuxième partie de la phrase : comment un corps serait-il “source d’honneur” ? Est-ce parce qu’on peut dire “honorer” une femme au sens de la “posséder” et qu’elle veut dire que personne n'”honorera” son corps de cette manière contre sa volonté ?
Il s’agit d’une autophotographie, faite pour circuler sur les réseaux sociaux. Il n’était pas question de faire une bonne image, une belle image. Or celle-ci est formidable. C’est une image que j’aurais aimé inventer. Elle confirme ce que disait Helmut Newton, pour qui les meilleures photos étaient celles des paparazzis, parce qu’il n’y a en elles aucune volonté artistique, parce qu’elles sont prises exclusivement pour ce qu’elles montrent. Cette image-ci est un miracle, les autres photos d’Amina étant beaucoup moins intéressantes visuellement. Pourquoi elle ? Parce qu’elle pose des questions sans réponses. Par exemple : qu’est-ce qu’elle a au poignet ? Une bande, croit-on. Mais, à mieux y regarder, on s’aperçoit que c’est plutôt un pansement, qui ne couvre qu’une partie du poignet. Si c’est un pansement, c’est qu’il y a eu blessure et donc, peut-on penser, violence. Et cette image est en effet d’une grande violence – dont le paroxysme est ce visage totalement impassible, extérieur à ce qui est en train de se passer et que nous connaissons tous.
L’autre violence est celle de ce bandeau noir qui masque les seins : un bandeau imposé par un censeur, quelque part. Amina est en prison pour féminisme. Une révolution à l’envers s’accomplit au nom de la religion, une censure qui aurait été impensable pour nous dans les années 1970. Tout est censuré : les photos – les miennes comme celles d’autres photographes -, les mots des chansons, les livres, les films. La régression est hallucinante.
Et évidemment les femmes sont les premières victimes et les premières à résister. Elles ont tout à perdre dans le mouvement d’islamisation actuel et sont aussi plus courageuses dans leur opposition. Une fois de plus, ce sont elles qui font bouger les lignes, avec leurs corps, leurs mots, leurs actes.
Il y a quelques années, j’ai accompagné Jacques Attali lors d’un voyage en Inde, pour la Fondation PlaNet Finance, qui combat la pauvreté par le microcrédit. Nous sommes allés dans un village où la fondation avait aidé les femmes à créer de très petites entreprises qui fabriquaient des paniers et des marmites. Ces femmes étaient d’accord entre elles : le grave problème qu’elles devaient régler, ce n’était pas leurs ateliers, qui fonctionnaient bien. Le problème, c’était leurs maris, qui piquaient leur argent pour le boire. Elles devaient donc ruser pour cacher leur argent afin de pouvoir continuer à travailler et faire travailler d’autres femmes. Toujours la même histoire : les hommes au café et les femmes qui triment, qui souffrent, qu’on bat, qu’on lapide. ”

Propos recueillis par Philippe Dagen
Publie par Le Monda

Leave a Reply